30/10/2014

La place - Annie Ernaux

(( Ce texte est un essai de lecture écrit dans le cadre d'études universitaires, et qui avait pour sujet imposé le livre La place, de Annie Ernaux. ))







Annie Ernaux écrit La place en 1983, à l'âge de 43 ans. C'est son quatrième roman, et ce livre occupe une place particulière dans son œuvre, car il marque un tournant dans sa carrière littéraire: alors que ses romans précédents mettent en scène des héroïnes fictives (quoiqu'assez proches de l'auteur), celui-là parle ouvertement d'elle et de sa famille. Les livres qu'elle écrira ensuite traiteront toujours cette matière autobiographique, et dans le même style, cette « écriture plate », comme elle l'appelle elle-même. Remarqué par le public, La place remporte le Prix Renaudot en 1984.

L'histoire est assez simple: à la mort de son père, Annie Ernaux décide de raconter la vie de celui-ci, ainsi que leur relation, qui, elle l'explique au cours du roman, s'est transformée en « distance de classe », en « amour séparé ». Elle tente ici, en racontant leur histoire, de revenir sur cette séparation, sur l'origine de cet éloignement qui est lié à l'évolution sociale qu'elle représente au sein de sa famille, par son parcours professionnel, son mariage et son nouveau mode de vie.

Le livre s'ouvre sur l'examen final aux épreuves du CAPES, quand l'auteur apprend qu'elle est reçue pour être professeur. Puis, deux mois plus tard, son père meurt, et ces deux souvenirs se confondent dans son esprit. Annie Ernaux nous livre les premiers instants de cette mort, avant de retracer l'histoire de son père, depuis son enfance, jusqu'à cet instant. On peut noter que ce livre assez court, une centaine de pages, présente une structure originale, sans chapitre, où les silences sont marqués par des blancs et où la voix de l'auteur se fait entendre dans des passages où elle arrête le récit pour nous faire part de l'expérience qu'elle vit en écrivant ce livre.

On pourrait imaginer par cette brève présentation que le récit qui va nous être fait sera très touchant, et que l'on y trouvera toutes les marques des émotions de l'auteur. Il n'en est rien, et c'est là le paradoxe de l'écriture d'Annie Ernaux. Elle nous montre cette vie, qu'elle partage et dont elle est issue, de manière très détachée, avec un regard qui se veut « objectif ».
Pourtant, l'effet produit sur le lecteur est puissant, et l'on ne manque pas d'être ému à la lecture de ce livre. Ce sont les deux aspects de l'œuvre que nous allons développer, cette écriture paradoxale, et la forte portée émotive qu'elle contient néanmoins.


Annie Ernaux, pour parler de la mort de son père, raconte comme vus de l'extérieur les gestes de sa mère et de ses proches, les détails administratifs et techniques et même la compositions des repas. Le lecteur s'ancre dès les premières pages dans une narration à la temporalité plutôt lente, et qui semble rester à la surface des évènements, mettre les sentiments de côté. Les faits, seulement les faits, pourrait-on lire en filigranes de ces premières pages.
Même lorsqu'elle explique sa volonté d'écrire ce livre, elle le fait de cette écriture économe, qui refuse tout pathos et tout lyrisme.
D'où vient cette langue plate qu'elle utilise pour la première fois, puisque ses trois romans précédents ne sont pas écrits de cette façon ?

La question du langage est centrale dans la vie de famille d'Annie Ernaux enfant. La langue est une des marques visibles de « la place » que chacun occupe au sein de la société, et de ce fait, notre langage porte en lui les traces de nos origines, et de ce que nous sommes.
Très tôt une barrière s'élève entre le père et sa fille, quand, enfant, Annie Ernaux veut reprendre son père sur son langage, qu'elle juge incorrect. Par mimétisme avec son institutrice, elle veut le corriger, consciente des difficultés à apprendre une langue normée quand on ne la pratique pas au sein de sa famille.
Cette langue paternelle, dont on apprend qu'elle est mêlée de patois, est vécue par lui comme une marque humiliante de sa condition modeste. Un passage nous éclaire sur ce point, lorsque l'auteur raconte l'habitude de son père de transformer son vocabulaire lorsqu'il s'adresse à quelqu'un dont la condition lui paraît supérieure à la sienne, alors que pour s'adresser aux siens il reprend sa langue « naturelle », sa langue « d'origine » pourrait-on dire. L'auteur avoue d'ailleurs que cette langue paternelle est sa première expérience de langage, et qu'elle n'imaginait pas que l'on puisse naturellement s'exprimer « dans un langage châtié ».
Lorsqu'il se fait ainsi reprendre, son père refuse les corrections de sa fille et entre même dans une « violente colère » lorsqu'elle lui fait remarquer que les expressions qu'il emploie « n'existent pas ». Le nouveau langage qu'elle apprend à l'école est donc cantonné à ce lieu et n'entre pas dans la maison, tandis que le langage de la famille est déprécié et nié.
Pourtant, une contradiction naît également à propos de la langue et nous révèle la figure ambivalente de ce père: il reprend lui-même sa fille lorsqu'elle ne s'exprime pas suffisamment correctement et utilise des abréviations ou des mots d'argots.
Dans cette relation au langage se trouve la clef même de ce qui se dénoue jusqu'à la séparation entre le père et la fille: il souhaite qu'elle accède à un meilleur langage que le sien -et ici le langage représente tout un milieu social, mais lorsqu'elle se l'approprie et le lui renvoie, il ne peut l'intégrer, le faire sien, et s'en détourne douloureusement. L'auteur écrit d'ailleurs que son père était un « passeur entre deux rives », celle de la maison et celle de l'école. Loin de vouloir l'empêcher d'apprendre, il l'a d'abord encouragée à être une bonne élève, avant d'être finalement dépassé par les aspirations nouvelles de sa fille.

En choisissant de faire des études, de travailler dans l'enseignement, de faire de la langue son métier, l'auteur réalise donc d'une part un souhait de son père, d'autre part une trahison envers lui et son milieu.
Ce sentiment de trahison et la culpabilité qui en émane sont cruciaux dans cette œuvre, que l'on pourrait lire et interpréter de cette unique façon, comme nous y invite l'auteur elle-même par la citation de Jean Genet qu'elle place en exergue de son roman: « Je hasarde une explication: écrire, c'est le dernier recours quand on a trahit. »
Plus loin dans le texte, elle dit: « J'écris peut-être parce qu'on n'avait plus rien à se dire. »
On peut donc déduire que l'objectif de ce livre n'est pas simplement de raconter la vie de ce père aimé mais lointain, mais de renouer un ultime lien avec lui, de rendre hommage à sa mémoire, de réparer la trahison qu'elle fait en quittant son milieu pour un milieu qui a dédaigné les siens, auxquels ils n'avaient pas accès.
La langue avec laquelle elle racontera son père doit donc être fidèle à cette mémoire.
On apprend au cours du roman que l'auteur a d'abord voulu écrire une fiction dont son père aurait été le héros, mais que cette tentative a échoué et l'a même emplie de « dégoût ». D'une certaine manière, l'auteur n'a pas choisi volontairement cette économie de la langue: elle s'est imposé à elle.

Et c'est finalement d'une écriture « plate » qu'elle va mener son récit, écriture à laquelle elle n'est pas étrangère puisque c'est la langue avec laquelle elle pouvait encore communiquer avec les siens, pour leur annoncer certaines nouvelles importantes par écrit, et probablement même à l'oral, puisque, ne parlant plus les mêmes langages, il leur a fallu trouver une langue commune pour continuer à échanger, aussi peu que ce fut.
Puisqu'il lui est impossible de revenir à son langage d'enfant à laquelle elle n'a plus accès, pour raconter son père sans le trahir à nouveau, Annie Ernaux utilise donc son écriture de fille-adulte. Elle s'inscrit dans cette relation séparée en employant le seul langage qu'il lui reste pour atteindre son père, un langage défait des figures de rhétoriques bourgeoises qu'elle a apprises, qui sont maintenant les marques de son langage à elle.


Cette façon de raconter sous l'angle de faits, plus que de souvenirs est probablement aussi influencé par la démarche qu'elle expose dans le livre: il a été difficile pour elle de faire appel à ses propres sensations, et c'est plutôt en voyant d'autres familles, d'autres situations similaires qu'elle a pu ré-susciter son passé.
Ainsi, en racontant son histoire, elle raconte aussi celles de tout un milieu social auquel elle n'appartient plus, mais qu'elle reconnaît et qui continue de la toucher.
Et c'est sûrement là une autre clef qui nous permet de comprendre comment une écriture si peu lyrique ou pathétique parvient à toucher le lecteur. Car loin de nous laisser froid, ce livre nous ouvre la porte aux sensations vécues par l'auteur et par sa famille non pas en nous les narrant, mais en les suscitant en nous (souvent par le biais de litotes), au travers des situations décrites.
Ainsi, le burlesque, la tristesse, ou la gêne s'emparent de nous au fil des pages, et l'on traverse la vie de la famille comme si l'on y était, par petites touches entrecoupées d'ellipses.
Le lecteur, d'une certaine façon, est laissé libre de se retrouver ou non dans ce récit, de remplir les creux de l'écriture par son expérience personnelle au sein d'une famille, d'un milieu social qui lui sont propres.

L'œuvre d'Annie Ernaux prend donc un nouveau tournant, que l'on peut qualifier de sociologique puisqu'elle décrit avec précision des membres de la société, à partir de ses observations. Cet aspect sociologique de l'œuvre est d'ailleurs accru par les actes que posent ses parents pour enrayer ou confirmer le déterminisme lié à leur milieu ouvrier. C'est au travers de ces gestes pour sortir de leur condition, ou s'y maintenir, que nous est donné à voir la friction des différents corps sociaux, et ce qui peut naître de cette confrontation.
Sans porter de jugement de valeur sur le mode de vie de ses parents, elle explique vouloir en montrer les joies, mais aussi l'aliénation, et son écriture « objective » permet la réflexion, loin des revendications partisanes. Pouvons-nous nous défaire du déterminisme lié à nos origines ?
Oui, pourrait-on avancer, puisque l'auteur elle-même a finalement pu accéder au monde bourgeois étranger à ses parents. Mais cela ne s'est pas fait sans un sentiment de trahison et de culpabilité qu'elle ne ressentirait pas si elle y était née. Elle porte toujours en elle la trace de ses origines, sur lesquelles elle revient encore avec ce livre, et ceux qui suivront.

Annie Ernaux, en essayant de nous montrer les faits, les actes, apporte par ce « regard extérieur » une universalité nouvelle à son œuvre, capable d'entrer en résonance avec le lecteur, de le toucher, et de l'amener à réfléchir sur les clivages sociaux de la société, que, d'une certaine façon, chacun d'entre nous porte en soi.


Cette langue plate à fonction informative qui n'était qu'une communication basique entre l'auteur et ses parents devient un mode d'écriture qui élargit sa propre histoire et suscite des émotions; on peut dire, d'une certaine manière qu'elle a transcendé le langage « dévitalisé » qu'elle employait avec son père.
En voulant renouer et réparer cette relation douloureuse, elle se fait l'ambassadrice du milieu ouvrier, et donne à voir la difficulté d'être confronté à deux milieux sans que l'un ne juge l'autre, qu'il soit ouvrier ou bourgeois.

Par le jeu de transparence auquel elle se prête, l'auteur nous livre également les épreuves de l'écriture et partage avec le lecteur les doutes et les frustrations qui peuvent l'accompagner. Là encore, loin de romancer son expérience, elle en montre plutôt le paradoxe: écrire lui est nécessaire et vain à la fois. En effet, par ce livre, elle maintient un lien verbale avec son père, elle crée de la vie là où il n'y en a plus, mais cette vie-là a, elle aussi, une fin: « Je voudrais retarder les dernières pages, qu'elles soient toujours devant moi. Mais il n'est même plus possible de revenir trop loin en arrière, de retoucher ou d'ajouter des faits, ni même de me demander où était le bonheur. »
Si le tout dernier passage de l'œuvre nous apprend que l'auteur a toujours des difficultés à communiquer lorsqu'elle se trouve au point de friction entre ses deux milieux sociaux, ce livre et ceux qui suivront nous montrent qu'elle a su utiliser le langage pour raconter le monde et se raconter, et toucher ses contemporains.


 Annie Ernaux

01/10/2014

Brève de lecture - mythes et misogynie

La misogynie ne date pas d'hier, on le sait, mais je suis toujours complètement stupéfaite quand je m'aperçois à quel point elle est ancrée dans notre culture.
Exemple: je lisais la semaine dernière Hippolyte, de Robert Garnier, la tragédie de Phèdre (datant du XVIe, soit un siècle avant celle de Racine pour les intéressés).
Dans cette tragédie, l'auteur revient de nombreuses fois sur le fait que la "race" -comprendre le nom, la lignée- de Phèdre est maudite, parce que sa mère a commis le crime horrible de coucher avec un taureau et d'enfanter ensuite d'un monstre, Minotaure, mi-homme mi-taureau. Phèdre et Pasiphaé sont donc traitées comme des moins que rien, des traînées monstrueuses et le crime de Phèdre lui-même (aimer son beau-fils) est quasiment justifié par le crime de sa mère que je viens de décrire.
Bon. Soit. On est d'accord, ce sont des mythes. Et on parle de l'Antiquité, et du XVIe siècle. Bon, je me dis. Ok, coucher avec un taureau, c'est quand même hyper louche et potentiellement choquant. On peut comprendre que Pasiphaé soit montrée du doigt. Des siècles durant. Ok, ok.
Mais comme je cherchais justement des précisions sur ces mythes, parce que franchement je m'embrouille complètement avec toutes leurs lignées à rallonge et leurs noms qui varient selon les époques, je tombe des nues en découvrant que ladite Pasiphaé couche avec le taureau A CAUSE d'une malédiction du dieu Poséidon qui cherchait à travers elle, à punir qui, qui, qui ??? mais SON MARI bien sûr.
Donc pour conclure, cette pauvre Pasiphaé est contrainte par un dieu tyrannique à copuler avec un taureau parce que son minable de mari ne plaît pas aux dieux. Et c'est elle le monstre....
Et y a pas un auteur qui va avoir un jour l'idée brillante de rendre justice à cette pauvre fille ? (Ok c'est de la littérature, ok je me calme, mais si on ne remet pas les choses à leur place, au moins dans la fiction, ça paraît difficile de les remettre en place dans la réalité. Quand on sait comment on est influencé par les représentations en tout genre...) 




Pasiphaé, de André Masson, 1937 

Et pour la petite histoire, Pasiphaé (en grec ancien celle qui brille pour tous) copule avec le taureau par un curieux stratagème : Dédale (inventeur et architecte) crée pour l'occasion une vache de bois montée sur roulettes, dans laquelle Pasiphaé se cache et que le taureau va donc monter... 
(Et son mari n'est autre que Minos, roi de Crète, avec qui elle aura une ribambelle d'enfants, dont Phèdre et Ariane, entre autres.)



 (Je ne connais pas l'artiste.)

Au fait, si je me méprends, et que quelqu'un a eu l'heureuse idée de rétablir la vérité de manière plus élégante que la mienne à travers un bouquin, je suis preneuse !