30/10/2014

La place - Annie Ernaux

(( Ce texte est un essai de lecture écrit dans le cadre d'études universitaires, et qui avait pour sujet imposé le livre La place, de Annie Ernaux. ))







Annie Ernaux écrit La place en 1983, à l'âge de 43 ans. C'est son quatrième roman, et ce livre occupe une place particulière dans son œuvre, car il marque un tournant dans sa carrière littéraire: alors que ses romans précédents mettent en scène des héroïnes fictives (quoiqu'assez proches de l'auteur), celui-là parle ouvertement d'elle et de sa famille. Les livres qu'elle écrira ensuite traiteront toujours cette matière autobiographique, et dans le même style, cette « écriture plate », comme elle l'appelle elle-même. Remarqué par le public, La place remporte le Prix Renaudot en 1984.

L'histoire est assez simple: à la mort de son père, Annie Ernaux décide de raconter la vie de celui-ci, ainsi que leur relation, qui, elle l'explique au cours du roman, s'est transformée en « distance de classe », en « amour séparé ». Elle tente ici, en racontant leur histoire, de revenir sur cette séparation, sur l'origine de cet éloignement qui est lié à l'évolution sociale qu'elle représente au sein de sa famille, par son parcours professionnel, son mariage et son nouveau mode de vie.

Le livre s'ouvre sur l'examen final aux épreuves du CAPES, quand l'auteur apprend qu'elle est reçue pour être professeur. Puis, deux mois plus tard, son père meurt, et ces deux souvenirs se confondent dans son esprit. Annie Ernaux nous livre les premiers instants de cette mort, avant de retracer l'histoire de son père, depuis son enfance, jusqu'à cet instant. On peut noter que ce livre assez court, une centaine de pages, présente une structure originale, sans chapitre, où les silences sont marqués par des blancs et où la voix de l'auteur se fait entendre dans des passages où elle arrête le récit pour nous faire part de l'expérience qu'elle vit en écrivant ce livre.

On pourrait imaginer par cette brève présentation que le récit qui va nous être fait sera très touchant, et que l'on y trouvera toutes les marques des émotions de l'auteur. Il n'en est rien, et c'est là le paradoxe de l'écriture d'Annie Ernaux. Elle nous montre cette vie, qu'elle partage et dont elle est issue, de manière très détachée, avec un regard qui se veut « objectif ».
Pourtant, l'effet produit sur le lecteur est puissant, et l'on ne manque pas d'être ému à la lecture de ce livre. Ce sont les deux aspects de l'œuvre que nous allons développer, cette écriture paradoxale, et la forte portée émotive qu'elle contient néanmoins.


Annie Ernaux, pour parler de la mort de son père, raconte comme vus de l'extérieur les gestes de sa mère et de ses proches, les détails administratifs et techniques et même la compositions des repas. Le lecteur s'ancre dès les premières pages dans une narration à la temporalité plutôt lente, et qui semble rester à la surface des évènements, mettre les sentiments de côté. Les faits, seulement les faits, pourrait-on lire en filigranes de ces premières pages.
Même lorsqu'elle explique sa volonté d'écrire ce livre, elle le fait de cette écriture économe, qui refuse tout pathos et tout lyrisme.
D'où vient cette langue plate qu'elle utilise pour la première fois, puisque ses trois romans précédents ne sont pas écrits de cette façon ?

La question du langage est centrale dans la vie de famille d'Annie Ernaux enfant. La langue est une des marques visibles de « la place » que chacun occupe au sein de la société, et de ce fait, notre langage porte en lui les traces de nos origines, et de ce que nous sommes.
Très tôt une barrière s'élève entre le père et sa fille, quand, enfant, Annie Ernaux veut reprendre son père sur son langage, qu'elle juge incorrect. Par mimétisme avec son institutrice, elle veut le corriger, consciente des difficultés à apprendre une langue normée quand on ne la pratique pas au sein de sa famille.
Cette langue paternelle, dont on apprend qu'elle est mêlée de patois, est vécue par lui comme une marque humiliante de sa condition modeste. Un passage nous éclaire sur ce point, lorsque l'auteur raconte l'habitude de son père de transformer son vocabulaire lorsqu'il s'adresse à quelqu'un dont la condition lui paraît supérieure à la sienne, alors que pour s'adresser aux siens il reprend sa langue « naturelle », sa langue « d'origine » pourrait-on dire. L'auteur avoue d'ailleurs que cette langue paternelle est sa première expérience de langage, et qu'elle n'imaginait pas que l'on puisse naturellement s'exprimer « dans un langage châtié ».
Lorsqu'il se fait ainsi reprendre, son père refuse les corrections de sa fille et entre même dans une « violente colère » lorsqu'elle lui fait remarquer que les expressions qu'il emploie « n'existent pas ». Le nouveau langage qu'elle apprend à l'école est donc cantonné à ce lieu et n'entre pas dans la maison, tandis que le langage de la famille est déprécié et nié.
Pourtant, une contradiction naît également à propos de la langue et nous révèle la figure ambivalente de ce père: il reprend lui-même sa fille lorsqu'elle ne s'exprime pas suffisamment correctement et utilise des abréviations ou des mots d'argots.
Dans cette relation au langage se trouve la clef même de ce qui se dénoue jusqu'à la séparation entre le père et la fille: il souhaite qu'elle accède à un meilleur langage que le sien -et ici le langage représente tout un milieu social, mais lorsqu'elle se l'approprie et le lui renvoie, il ne peut l'intégrer, le faire sien, et s'en détourne douloureusement. L'auteur écrit d'ailleurs que son père était un « passeur entre deux rives », celle de la maison et celle de l'école. Loin de vouloir l'empêcher d'apprendre, il l'a d'abord encouragée à être une bonne élève, avant d'être finalement dépassé par les aspirations nouvelles de sa fille.

En choisissant de faire des études, de travailler dans l'enseignement, de faire de la langue son métier, l'auteur réalise donc d'une part un souhait de son père, d'autre part une trahison envers lui et son milieu.
Ce sentiment de trahison et la culpabilité qui en émane sont cruciaux dans cette œuvre, que l'on pourrait lire et interpréter de cette unique façon, comme nous y invite l'auteur elle-même par la citation de Jean Genet qu'elle place en exergue de son roman: « Je hasarde une explication: écrire, c'est le dernier recours quand on a trahit. »
Plus loin dans le texte, elle dit: « J'écris peut-être parce qu'on n'avait plus rien à se dire. »
On peut donc déduire que l'objectif de ce livre n'est pas simplement de raconter la vie de ce père aimé mais lointain, mais de renouer un ultime lien avec lui, de rendre hommage à sa mémoire, de réparer la trahison qu'elle fait en quittant son milieu pour un milieu qui a dédaigné les siens, auxquels ils n'avaient pas accès.
La langue avec laquelle elle racontera son père doit donc être fidèle à cette mémoire.
On apprend au cours du roman que l'auteur a d'abord voulu écrire une fiction dont son père aurait été le héros, mais que cette tentative a échoué et l'a même emplie de « dégoût ». D'une certaine manière, l'auteur n'a pas choisi volontairement cette économie de la langue: elle s'est imposé à elle.

Et c'est finalement d'une écriture « plate » qu'elle va mener son récit, écriture à laquelle elle n'est pas étrangère puisque c'est la langue avec laquelle elle pouvait encore communiquer avec les siens, pour leur annoncer certaines nouvelles importantes par écrit, et probablement même à l'oral, puisque, ne parlant plus les mêmes langages, il leur a fallu trouver une langue commune pour continuer à échanger, aussi peu que ce fut.
Puisqu'il lui est impossible de revenir à son langage d'enfant à laquelle elle n'a plus accès, pour raconter son père sans le trahir à nouveau, Annie Ernaux utilise donc son écriture de fille-adulte. Elle s'inscrit dans cette relation séparée en employant le seul langage qu'il lui reste pour atteindre son père, un langage défait des figures de rhétoriques bourgeoises qu'elle a apprises, qui sont maintenant les marques de son langage à elle.


Cette façon de raconter sous l'angle de faits, plus que de souvenirs est probablement aussi influencé par la démarche qu'elle expose dans le livre: il a été difficile pour elle de faire appel à ses propres sensations, et c'est plutôt en voyant d'autres familles, d'autres situations similaires qu'elle a pu ré-susciter son passé.
Ainsi, en racontant son histoire, elle raconte aussi celles de tout un milieu social auquel elle n'appartient plus, mais qu'elle reconnaît et qui continue de la toucher.
Et c'est sûrement là une autre clef qui nous permet de comprendre comment une écriture si peu lyrique ou pathétique parvient à toucher le lecteur. Car loin de nous laisser froid, ce livre nous ouvre la porte aux sensations vécues par l'auteur et par sa famille non pas en nous les narrant, mais en les suscitant en nous (souvent par le biais de litotes), au travers des situations décrites.
Ainsi, le burlesque, la tristesse, ou la gêne s'emparent de nous au fil des pages, et l'on traverse la vie de la famille comme si l'on y était, par petites touches entrecoupées d'ellipses.
Le lecteur, d'une certaine façon, est laissé libre de se retrouver ou non dans ce récit, de remplir les creux de l'écriture par son expérience personnelle au sein d'une famille, d'un milieu social qui lui sont propres.

L'œuvre d'Annie Ernaux prend donc un nouveau tournant, que l'on peut qualifier de sociologique puisqu'elle décrit avec précision des membres de la société, à partir de ses observations. Cet aspect sociologique de l'œuvre est d'ailleurs accru par les actes que posent ses parents pour enrayer ou confirmer le déterminisme lié à leur milieu ouvrier. C'est au travers de ces gestes pour sortir de leur condition, ou s'y maintenir, que nous est donné à voir la friction des différents corps sociaux, et ce qui peut naître de cette confrontation.
Sans porter de jugement de valeur sur le mode de vie de ses parents, elle explique vouloir en montrer les joies, mais aussi l'aliénation, et son écriture « objective » permet la réflexion, loin des revendications partisanes. Pouvons-nous nous défaire du déterminisme lié à nos origines ?
Oui, pourrait-on avancer, puisque l'auteur elle-même a finalement pu accéder au monde bourgeois étranger à ses parents. Mais cela ne s'est pas fait sans un sentiment de trahison et de culpabilité qu'elle ne ressentirait pas si elle y était née. Elle porte toujours en elle la trace de ses origines, sur lesquelles elle revient encore avec ce livre, et ceux qui suivront.

Annie Ernaux, en essayant de nous montrer les faits, les actes, apporte par ce « regard extérieur » une universalité nouvelle à son œuvre, capable d'entrer en résonance avec le lecteur, de le toucher, et de l'amener à réfléchir sur les clivages sociaux de la société, que, d'une certaine façon, chacun d'entre nous porte en soi.


Cette langue plate à fonction informative qui n'était qu'une communication basique entre l'auteur et ses parents devient un mode d'écriture qui élargit sa propre histoire et suscite des émotions; on peut dire, d'une certaine manière qu'elle a transcendé le langage « dévitalisé » qu'elle employait avec son père.
En voulant renouer et réparer cette relation douloureuse, elle se fait l'ambassadrice du milieu ouvrier, et donne à voir la difficulté d'être confronté à deux milieux sans que l'un ne juge l'autre, qu'il soit ouvrier ou bourgeois.

Par le jeu de transparence auquel elle se prête, l'auteur nous livre également les épreuves de l'écriture et partage avec le lecteur les doutes et les frustrations qui peuvent l'accompagner. Là encore, loin de romancer son expérience, elle en montre plutôt le paradoxe: écrire lui est nécessaire et vain à la fois. En effet, par ce livre, elle maintient un lien verbale avec son père, elle crée de la vie là où il n'y en a plus, mais cette vie-là a, elle aussi, une fin: « Je voudrais retarder les dernières pages, qu'elles soient toujours devant moi. Mais il n'est même plus possible de revenir trop loin en arrière, de retoucher ou d'ajouter des faits, ni même de me demander où était le bonheur. »
Si le tout dernier passage de l'œuvre nous apprend que l'auteur a toujours des difficultés à communiquer lorsqu'elle se trouve au point de friction entre ses deux milieux sociaux, ce livre et ceux qui suivront nous montrent qu'elle a su utiliser le langage pour raconter le monde et se raconter, et toucher ses contemporains.


 Annie Ernaux

01/10/2014

Brève de lecture - mythes et misogynie

La misogynie ne date pas d'hier, on le sait, mais je suis toujours complètement stupéfaite quand je m'aperçois à quel point elle est ancrée dans notre culture.
Exemple: je lisais la semaine dernière Hippolyte, de Robert Garnier, la tragédie de Phèdre (datant du XVIe, soit un siècle avant celle de Racine pour les intéressés).
Dans cette tragédie, l'auteur revient de nombreuses fois sur le fait que la "race" -comprendre le nom, la lignée- de Phèdre est maudite, parce que sa mère a commis le crime horrible de coucher avec un taureau et d'enfanter ensuite d'un monstre, Minotaure, mi-homme mi-taureau. Phèdre et Pasiphaé sont donc traitées comme des moins que rien, des traînées monstrueuses et le crime de Phèdre lui-même (aimer son beau-fils) est quasiment justifié par le crime de sa mère que je viens de décrire.
Bon. Soit. On est d'accord, ce sont des mythes. Et on parle de l'Antiquité, et du XVIe siècle. Bon, je me dis. Ok, coucher avec un taureau, c'est quand même hyper louche et potentiellement choquant. On peut comprendre que Pasiphaé soit montrée du doigt. Des siècles durant. Ok, ok.
Mais comme je cherchais justement des précisions sur ces mythes, parce que franchement je m'embrouille complètement avec toutes leurs lignées à rallonge et leurs noms qui varient selon les époques, je tombe des nues en découvrant que ladite Pasiphaé couche avec le taureau A CAUSE d'une malédiction du dieu Poséidon qui cherchait à travers elle, à punir qui, qui, qui ??? mais SON MARI bien sûr.
Donc pour conclure, cette pauvre Pasiphaé est contrainte par un dieu tyrannique à copuler avec un taureau parce que son minable de mari ne plaît pas aux dieux. Et c'est elle le monstre....
Et y a pas un auteur qui va avoir un jour l'idée brillante de rendre justice à cette pauvre fille ? (Ok c'est de la littérature, ok je me calme, mais si on ne remet pas les choses à leur place, au moins dans la fiction, ça paraît difficile de les remettre en place dans la réalité. Quand on sait comment on est influencé par les représentations en tout genre...) 




Pasiphaé, de André Masson, 1937 

Et pour la petite histoire, Pasiphaé (en grec ancien celle qui brille pour tous) copule avec le taureau par un curieux stratagème : Dédale (inventeur et architecte) crée pour l'occasion une vache de bois montée sur roulettes, dans laquelle Pasiphaé se cache et que le taureau va donc monter... 
(Et son mari n'est autre que Minos, roi de Crète, avec qui elle aura une ribambelle d'enfants, dont Phèdre et Ariane, entre autres.)



 (Je ne connais pas l'artiste.)

Au fait, si je me méprends, et que quelqu'un a eu l'heureuse idée de rétablir la vérité de manière plus élégante que la mienne à travers un bouquin, je suis preneuse !


26/05/2014

Drôle de printemps.

Hier soir je regardais le débat sur les européennes à la télévision. J'ai appris sur les réseaux sociaux, vers 20h, le haut pourcentage de votes en faveur du front national, et, par curiosité, j'ai eu envie d'observer les réactions de ceux dont les voix portent le plus dans notre pays, et qui sont censés nous éclairer sur le sens de cette journée et de ces votes.
Je ne m'attendais pas spécialement à des échanges supérieurs à ceux que l'on voient habituellement, mais dans des circonstances justement particulièrement, on serait en mesure de s'attendre à mieux.
- Pas du tout.

D'abord on ne nous parle pas de ce que ce vote va changer concrètement. Ce que le résultat implique, on ne le sait pas. En tout cas, ça n'a pas l'air d'être la priorité. La priorité, comme d'hab, c'est de savoir si oui ou non c'est un vote sanction pour le gouvernement en place, et si oui ou non cela signifie qu'Untel va se présenter pour les présidentielles de 2017.
Mais ce que cela implique pour la place de la France en Europe, pour les prises de décisions du parlement européen, ça, ça ne vient qu'en fin d'émission, où l'on apprend que globalement l'équilibre gauche/droite reste le même au Parlement, et que du coup ça ne change rien.
Ah bon.

C'est donc de l'ordre du symbole, ce qui nous arrive. C'est donc de l'ordre de l'image.
Alors quelle image donnons-nous ? Ou plutôt, peut-être encore plus intéressant, quelle image avons-nous de nous-même ?
Sommes-nous, un quart d'entre nous des xénophobes, homophobes, misogynes et nationalistes ? Je ne pense pas.
Une des rares choses intéressantes que j'ai entendue hier, c'est que si le pourcentage de vote en faveur du fn est hallucinant, leur nombre de voix n'est pas si haut, en vérité. C'est à dire que le taux d'abstention, de votes blancs et nuls est immense. On le sait bien, mais il faut le redire.

Sur les réseaux sociaux toujours, il y a eu bien sûr, une vague de réactions, souvent pleine de colère à l'encontre, d'abord des abstentionnistes, ensuite des votants qui ont osé mettre un bulletin fn dans l'urne.
A la télévision, on observe ces deux races d'êtres humains à la loupe, tentant de décoder grossièrement ce qui pousse les uns et les autres dans de tels retranchements.
Ça ne me paraît pourtant pas très compliqué.
Il suffit d'entendre tel ou tel membre du personnel politique dire avec aplomb, micro en main, face à la caméra, que le peuple n'a pas compris le message du parti / l'enjeu de ces élections / la campagne menée / les contraintes économiques etc. La liste est longue de ce que le peuple ne comprend pas, visiblement.

Mais cela fait maintenant presque 10 ans, que nous avions voté à 55% contre l'Europe qui était en train de se construire. Et globalement cela n'a pas eu beaucoup de poids.
Et nous avons voté il y a 2 ans pour une politique dont le message était, en gros : plus de paix sociale et moins de pouvoir à la finance.
Or les questions sociales ont divisée la France, et le pouvoir des gros bras de la finance n'a pas diminué -en tout cas vu de cette lucarne du peuple qui n'y comprend rien et dont nombre d'entre nous observent et subissent la situation.

Partant de ces constats, comment croire encore en des partis dont les guerres internes ternissent l'image et dont les revirements de politiques discréditent toute parole ? Quel moyen avons-nous, dans une telle situation, d'exprimer notre désir de changement ? Les pavés sont usés, les slogans vidés de tout sens et les manifestations ne servent plus à grand chose puisque, quelque soit le gouvernement, la réponse est toujours « ce n'est pas la rue qui gouverne! ». Mais qui gouverne alors ?
Pas moi, puisque je fais partie de cette sale race d'humains abstentionnistes, pire que ça, même pas inscrit sur les listes électorales. Pourquoi ? Parce que le mépris du personnel politique envers les citoyens français ne me donne aucun désir d'implication dans ce qui se passe. Pourtant il est faux de croire que cela ne me touche pas.
J'aimerai pouvoir dire mon mécontentement. Mais si je vote blanc, c'est comme si je m'abstenais.

Le succès du fn ne repose plus sur un discours xénophobe (bien que ses membres les plus actifs et les plus influents le soient encore évidemment).
Son succès repose avant tout sur la reconnaissance de ce mécontentement.
Dire donc que les abstentionnistes sont des irresponsables et les votants fn des fachos, c'est renforcer le pouvoir de la parole qui reconnaît la légitimité à être en colère ou simplement las de tout ce cirque politico-médiatique.

Un premier moyen de contre-carrer la montée des votes fn, et celle de l'abstentionnisme, ce serait de proposer aux électeurs la reconnaissance de leur refus de se faire prendre pour des imbéciles.
C'est ce qui existe dans certains pays, qui prennent en compte davantage qu'en France le vote blanc : les Pays-Bas, L'Espagne, le Brésil, la Colombie et le Pérou: pour ce dernier pays, lorsque deux tiers des électeurs votent blanc, le scrutin est annulé, ce qui veut dire que le peuple possède, d'une certaine manière, un droit de véto.
Encore faut-il que le véto soit entendu (cf. nos 55% en 2005...).

Ce qu'il faudrait donc, c'est que le personnel politique accepte d'entendre dire que les élus ont moins de légitimité qu'ils ne le prétendent, et par conséquent qu'ils soient plus respectueux des engagements qu'ils prennent auprès des électeurs. Pas facile hein.
Ce qu'il faudrait, c'est qu'ils soient moins méprisants envers ce peuple qui « ne comprend pas », mépris doublé de cynisme puisque, bien souvent, leur but est précisément de n'être pas compris. Ou de ne laisser comprendre que ce qui les arrange le mieux à un moment ou à un autre.

Il est vrai que cracher personnellement sur chaque membre du personnel politique, sur les journalistes, sur ceux qui votent, qui ne votent pas, qui votent mal, ça soulage. Et puis il faut être bien-pensant.
Mais si, au lieu de cela, nous acceptions le choix de chacun, et que nous l'intégrions, non pas comme l'erreur des uns ou des autres, mais comme l'erreur d'un système dans lequel les gens ne se sentent plus impliqués.
Si nous nous dotions des moyens d'améliorer durablement notre système démocratique ?

La reconnaissance du vote blanc ne serait bien sûre pas suffisante à elle seule. Mais ça pourrait changer la donne. Et c'est d'ailleurs pour cela qu'on ne l'applique pas.

En attendant le jour heureux où nous irons, non pas vers le mépris de ceux qui pensent différemment de nous, mais vers l'acceptation réelle d'un échec de notre système politique, il y a fort à parier que tous ceux qui ne sont pas convaincus par les discours que l'on nous sert seront toujours plus nombreux à voter fn, ou à ne pas voter. 

Article à propos du vote blanc, dans Libé.  

 


Résultats des européennes 2014, graphique de Contrepoints



 

20/03/2014

Littéraphisme

(( Article paru dans le 3petitspoints de mars. ))

Il faudrait sans doute inventer un terme, et peut-être existe-t-il déjà, mais je ne le connais pas. Inventer un mot qui désignerait cette nouvelle littérature qui mélange écriture et graphisme. Peut-être littéraphisme ? Peut-être graphiture ? En tout cas il faudrait que ce mot sonne bien, qu'il soit imagé et qu'il en dise beaucoup en très peu de signes.

Le littéraphisme donc, c'est l'exercice de style auxquels se prêtent des artistes de plus en plus nombreux, héritiers de la micro-nouvelle, puis de la twittérature, qui allient un aspect graphique à des phrases ou segments de phrases, recréant en quelques mots une histoire, une situation, un paysage social. La forme ultra concise doit délivrer un message, être percutante voire choquante.
Et la forme visuelle quant à elle permet d'identifier le littéraphiste, chacun ayant ses couleurs, ses formes, sa police, bref son style.

Petit tour d'horizon non-exhaustif de ces fables contemporaines...

Adieu et à demain nous parle d'amour souvent impossible, de mélancolie acidulée d'un brin de cynisme, créant des antagonismes et des jeux de mots 2.0. Benjamin et Isidor Juveneton (les types louches et légèrement shizos qui se cachent derrière cet univers aigre-doux) associent souvent photos, fragments de dialogues, définitions redéfinies, pour questionner l'amour et le monde. Artistes aux multiples facettes donc !



Les Cartons, quant à eux, sont plus provocants, souvent graveleux. Le mystérieux Monsieur Lagarce réinvente pour nous ravir des insultes et des formules qui aurait fait frémir les Onze mille verges d'Appolinaire, le tout en larges lettres blanches sur fonds colorés, parfois l'inverse. Si l'on grimace parfois face à ses « Éponge à foutre », on ne peut malgré tout s'empêcher de rire et de trouver qu'au milieu de toute cette pornographie virtuelle, il y a pas mal de perles. Âmes sensibles s'abstenir ! 



Pour les plus délicats on peut recommander Formule140, dont la singularité graphique repose sur une écriture manuscrite à l'encre noire -genre BIC- qui vient marquer des mouchoirs en papier blancs. Ici l'auteur interroge le lecteur, révèle des oppositions, des questions existentielles par le biais d'un jeu sur les mots, les sonorités, l'orthographe. Regard aigüe et tendre sur notre monde contemporain comme en témoigne ses « Shopping, cueillette des temps modernes » ou « Je rêve d'une licence en géographie de ton corps ». 



Et pour finir, on ne peut oublier les inénarrables Paye ta shnek, en bleu, rose et blanc, qui rapportent telles quelles les « tentatives de séduction en milieu urbain ». Ici la création n'est pas dans ce qui est écrit (quoique parfois...!), mais dans le fait d'écrire, de retranscrire ces phrases entendues dans la rue. Entre militantisme contre le harcèlement de rue, et regard goguenard sur l'absurdité des propos rapportés, Paye ta shnek nous offre une dose d'humour et de surprise effarée à chacune de ces nouvelles tentatives : ça peut pas exister des types qui disent ça ! Si ça existe, et en plus ils sont nombreux vue la multiplicité de ces courtoisies contemporaines. 


Si ces nouvelles formes d’expression sont nées sur Internet, le succès de certains artistes est tel que des livres, compilant leurs créations trouvent à se faire éditer et que l’on peut se les procurer non pas en e-book mais bien en version papier, dans la plupart des librairies. C’est en tout cas possible pour notre dernier exemple, Paye ta shnek, et Adieu et à demain proposent quant à eux leurs produits à la vente, histoire de donner une petite touche piquante aux murs de nos chez-nous. 

Pour en savoir plus et suivre ces artistes, pas de soucis, ils sont bien sûr ultra connectés. Vous pouvez les retrouvez sur les réseaux sociaux ou sur leurs sites : 
Adieu et à demain
Les Cartons
Formule140
& Paye ta shnek !



10/03/2014

Collaboration Marie Hochhaus & Elsa Klever

((Article paru dans le 3petitspoints de mars.))

L'une est photographe, l'autre illustratrice et toutes les deux vivent à Hamburg. La rencontre entre leurs deux univers révèle un monde plein de sensibilité, drôle et onirique.



Marie Hochhaus, qui place les modèles, toujours féminins, au centre de son travail, livre à travers chaque photographie une vision du monde à la limite entre le réel et le rêve, entre la femme et l'enfant, entre la nature sauvage et une esthétique très maîtrisée de celle-ci.

De son côté, l'illustratrice Elsa Klever est reconnaissable par son travail sur les couleurs qui paraissent en mouvement, sur les formes rondes, généreuses de ses personnages, sans compter l'imagination fertile dont sont empruntes toutes ses illustrations.

Toutes les deux reconnues dans leur domaine respectif, les voilà qui s'associent, le temps d'une série de « tableaux » dont le personnage central, féminin se retrouve entraîné dans un monde parallèle grâce à l'apparition d'animaux fantasques et de lumières surnaturelles. Renards, ours, pois multicolores, serpents et petits bonshommes s'invitent aux côtés de grandes blondes aux allures évanescentes, friponnes ou caractérielles.



On reconnaît le travail de la photographe, au plus près de ses modèles, et la douceur des couleurs, la beauté des mises en scène, la fantaisie des illustrations créent un ensemble qui nous laisse complètement rêveur, qui attire souvent et questionne parfois celui qui regarde, extérieur à cet univers magique dans lequel nous pourrions tous vouloir nous glisser. 



Restes d'enfance et mystère des imaginaires, la collaboration d'Elsa Klever et Marie Hochhaus dessille nos pupilles, nous amène à la lisière de minuscules forêts intimes et nous fait même toucher du bout des doigts les arts tribaux du masque et du tatouage, dans une atmosphère baignée d'adolescence édulcorée.


Beauté, rêve, lumière et douceur, questionnement sur l'imaginaire et la féminité, que demander de plus ?
Peut-être en demander plus, justement !
On suit ça de près, si par chance ça devait arriver !





27/02/2014

La petite communiste qui ne souriait jamais - Lola Lafon

(( Grâce au Prix du Roman des étudiants, dont je suis juré, j'ai la chance de pouvoir lire les 10 livres choisis par le pré-jury France Culture-Télérama, livres sortis entre septembre 2013 et janvier 2014. Le roman de Lola Lafon en fait partie. ))
Suivre le Prix du roman des étudiants : https://twitter.com/Prix_Etudiant





Lola Lafon écrit la biographie romancée de Nadia Comaneci, jeune gymnaste roumaine célébrissime que le monde découvre en 1976. Ce quatrième roman de l'auteur, qui a elle-même grandit en Roumanie, cristallise ses thèmes de prédilection : la féminité, le corps, l'opposition est/ouest, l'écriture et la notion de liberté.


L'histoire de Nadia Comaneci, c'est celle d'une enfant qui se voulait imbattable, géniale lutin aérien des barres asymétriques qui a fait bugger l'ordinateur des Jeux Olympiques de 1976 en remportant un 10 jusque là jamais imaginé par les jurys. Mais derrière le succès et la gloire qui en découle, que se cache-t-il, que représente cette enfant sans enfance, ce corps et ce mental construit par l'exercice, les privations, la discipline ? Et surtout, à qui profite la gloire ?

D'abord à Béla Karolyi, son entraîneur, qui a l'idée géniale de recruter bien plus tôt que les autres les fillettes qu'il va former pour en faire des championnes. La réussite de Nadia confirme ses intuitions et ses méthodes pourtant jugées sévères et le consacre comme meilleur entraîneur du pays. Pour les médias occidentaux, il est l'homme de l'Est par excellence, rustique parfois rustre, impitoyable et folklorique. Lui et Nadia sont l'envers et l'endroit de la golden medal, elle en fée adulée, lui en ogre barbare légèrement arriéré: pour les médias occidentaux, ils représentent un communisme triomphant (aux méthodes douteuses) et qui écrase tout sur son passage.
Mais au-delà de cette caricature un peu grotesque, l'auteur tente d'apporter ce qu'il faut de nuances pour comprendre la relation qui se noue entre Nadia et Béla, jouant sur les visions alternées et souvent opposées de la narratrice et de la gymnaste.
Il en est de même avec Ceaucescu, le dirigeant communiste de la Roumanie, dont on voit peu à peu la radicalisation et la tyrannie, alors qu'il instrumentalise très vite le succès de Nadia, l'auréolant de gloire tout en la rendant prisonnière de son image. Grâce à elle, il tient en respect les Russes soviétiques ET les occidentaux capitalistes, au moins sur le terrain du sport!
De manière générale, que ce soit avec son entraîneur, le système politique de son pays ou les médias, Lola Lafon cherche à montrer comment le succès d'une jeune sportive est utilisé pour servir un idéal. Ici l'auteur place dans la bouche de ses personnages des propos tranchants, qui interrogent le lecteur : tout sportif est le drapeau d'un pouvoir, qu'il soit communiste ou capitaliste. En plein Jeux Olympiques d'hiver, à Sotchi, cette lecture fait du bien.


Mais l'auteur ne questionne pas uniquement les rapports entre sport et politique. L'autre grande thématique de ce roman est celle de la féminité, du corps qui devient féminin. Tout au long du récit, on assiste au combat acharné que Nadia livre à son corps. La jeune gymnaste doit d'abord le renforcer, le façonner pour se rendre imbattable, pour s'affranchir des limites de la gravité. Elle veut un corps libre, non pas au sens des revendications féministes habituelles, qui considèrent la liberté comme l'absence d'entrave à la sexualité. Ici il s'agit non pas d'un pouvoir d'agir avec son corps, mais plutôt d'une puissance corporelle qui s'affranchit de l'image de la féminité. Abolir la peur, et cette vision des petites filles qui craignent de se blesser, d'abîmer leurs habits, de se décoiffer. Les gymnastes sont des guerrières, et Nadia un véritable petit soldat.
Seulement voilà, un corps de fille, aussi puissant soit-il, est voué à devenir un corps de femme, et qu'est-ce qu'un corps de femme ? De la mollesse, des rondeurs, des cuisses et surtout, surtout un ventre, destiné à procréer.
A nouveau le politique s'invite et même s'impose dans la vie de Nadia, non plus parce qu'elle est une gymnaste championne du monde, mais parce qu'elle est une femme, et qu'une femme a un devoir, celui d'enfanter. On découvre la monstruosité d'un système politique qui interdit toute forme d'avortement, et qui, bien au-delà de ça, impose l'enfantement comme un acte de dévotion obligatoire envers son pays. Le ventre des femmes n'appartient pas aux femmes, il appartient au pouvoir, et le pouvoir, c'est les hommes. Ainsi sont mis en place chaque mois des examens médicaux dont le seul but est d'inspecter les utérus du pays pour s'assurer que tout fonctionne, que des grossesses sont en route, que de nouveaux petits partisans vont voir le jour.
Je crois qu'au delà de cet épisode historique terrible, l'auteur cherche à nous dire que le corps, n'importe quel corps, non pas seulement celui de Nadia Comaneci, pas seulement celui des femmes communistes, tous les corps sont sous contrôle, une forme plus ou moins présente de contrôle, mais un contrôle quand même. Tous les corps sont politiques. Et les récentes polémiques autour du genre ne peuvent que confirmer cette vision des choses. Dès lors, que faire de nos corps ?


C'est peut-être cette question qui a guidé l'auteur tout au long de son roman; c'est en tout cas le fil rouge que j'ai suivi durant ma lecture : comment Nadia, qui n'est que corps, peut-elle rester libre ? Comment peut-elle cesser d'endosser des rôles, elle qui est toute puissance, toute souplesse, toute légèreté, et qui a été toute sa vie – tout le temps de vie qui nous est ici conté – enferrée dans des rôles assignés par ses managers, le pouvoir politique, les médias, les hommes en général.

Comment redonner une voix à un corps prisonnier ?

Un combat feutré se livre entre la narratrice qui tente de reconstituer la vérité, et le personnage de Nadia, qui veut dire sa vérité. A travers l'opposition entre ses deux voix, l'auteur laisse entrevoir des espaces sur lesquels rien n'a été écrit, des espaces vierges où Nadia peut dire sa propre histoire, où elle peut également poser un voile opaque, garder, si c'est encore possible, une part secrète, qui n'a été livrée à personne, qui n'appartient qu'à elle. Se dérober, faire disparaître son corps pour ne plus en être l'image.


On finit par se demander, serait-ce ça, la dernière des libertés : ne pas tout dire, admettre l'opacité, garder ses mystères.
- Ou bien écrire ?



Quoiqu'il en soit, un livre à lire, à relire et à faire lire.

Lola Lafon est écrivain et chanteuse.
Son site (click).

19/02/2014

En finir avec Eddy Bellegueule - Edouard Louis

(( Grâce au Prix du Roman des étudiants, dont je suis juré, j'ai la chance de pouvoir lire les 10 livres choisis par le pré-jury France Culture-Télérama, livres sortis entre septembre 2013 et janvier 2014. Voici ma réaction au premier de la liste. ))
Suivre le Prix du roman des étudiants : https://twitter.com/Prix_Etudiant




Edouard Louis, 21 ans, étudiant en sociologie à l'École Normale Supérieure signe chez les éditions Seuil son premier roman, En finir avec Eddy Bellegueule. Un titre et un patronyme qui aiguisent la curiosité et que la presse et la critique ont salué avec enthousiasme, à l'unanimité. Roman sélectionné pour le Goncourt du Premier roman 2014, et pour le Prix du Roman des étudiants France Culture – Télérama.























 Ce livre, c'est l'histoire de l'auteur lui-même, ce nom c'est le sien avant qu'il n'en change. A 21 ans, il parvient enfin à se défaire de cette identité qui lui a été transmise et qui est indissociable pour lui des violences qu'il a subies, et qu'il raconte dans son roman, dernier acte (on le lui souhaite) pour couper le cordon. Entre récit autobiographique, roman sociologique et réflexion politique, ce livre est un livre de frontières, qui raconte la nécessité de passer d'un milieu social à un autre, non par rébellion, mais par nécessité, pour qu'une survie soit envisageable.





Né dans une France pauvre, qu'il taxe de tous les vices qu'on lui attribue généralement : racisme, homophobie, violence, alcoolisme, ignorance proche de l'analphabétisme, Eddy a le tort de ne pas ressembler aux siens, d'être efféminé, et pour cela, il se sent perpétuellement rejeté par sa famille.
Il est celui qui ne fait rien comme les autres, et si d'abord il va entreprendre tous les efforts possibles pour se faire accepter, pour être un des leurs, ses différentes tentatives seront vaines (pas de spoiler ici, on sait d'avance que ça finit mal). Eddy Bellegueule est toujours rattrapé par sa vérité : son corps, sa voix, ses gestes, révèlent une identité différente, qui s'impose à lui, qui le trahit, et dont il voudrait se défaire, en vain. Il n'est pas le digne fils de son père « un dur », un vrai mec. Il préfère le théâtre au foot, ses copains sont des copines, et il n'aime pas les filles.

Alors à l'école, il est le « pédé », la « tarlouze », la « gonzesse ». Dans un milieu où la virilité est la valeur la plus recherchée, on peut se douter qu'il passe de sales moments. Humilié, battu, il raconte sa vie de collégien douloureuse où il attend chaque jour deux autres garçons qui le frappent et lui crachent au visage, dans une montée de violence et d'humiliation qui fait se retourner le cœur, rien qu'en lisant ses mots. Et l'on voit naître en Eddy des sentiments ambigües pour ses bourreaux, qu'il déteste évidemment plus que tout, mais qui sont, jour et nuit, au cœur de ses pensées.

Ce que réussit ce livre, c'est la retranscription de la violence constante qui est faite à l'égard d'un être différent à son milieu, en famille ou durant la scolarité. Edouard Louis parvient à nous faire ressentir les sentiments de dégoût de soi-même, d'incompréhension face au rejet, de questionnement quant à sa propre identité. On perçoit très bien aussi la haine sourde et aveugle de ceux qui se liguent contre un individu isolé et vulnérable, qui se sentent légitimes dans leur agressivité, simplement parce que l'autre leur est étranger – par ses manières, ce qu'il dégage, ce qu'il provoque en eux de différent.
Là où je suis plus réservée, c'est sur les questions de distance, de nuance, de recul. On a beaucoup écrit sur ce livre, et presque partout, j'ai lu que l'auteur faisait preuve de toutes ces qualités. Pour ma part je dirais que le recul, il n'en a pas encore suffisamment. Si on comprend bien que son existence est un cauchemar, il y a des moments infimes de bonheur, que l'auteur semble vouloir laisser à la marge de son récit, comme cette très belle scène de son succès au théâtre qui paraît n'avoir aucune conséquence pour lui, quand on imagine pourtant qu'elle a dû être fondatrice de son identité, de manière positive cette fois.

De la même manière, on a envie d'en savoir plus sur les membres de cette famille, sur les contradictions qui donneraient de la richesse et de la profondeur à chacun. Un père raciste dont le meilleur ami a été un Arabe, violent dans ses paroles mais qui se refusera toujours à l'être physiquement, quitte à se faire battre par son fils aîné, sur qui il ne lèvera pas la main. Une mère dont la fonction première est d'être mère (fille-mère d'abord, sans emploi le plus souvent, c'est elle-même qui se sent ainsi), et qui perd un fœtus sans la moindre émotion visible... Tout cela laisse songeur.
Il semble qu'il y avait là matière à s'interroger plus en nuance sur ces personnages, d'autant qu'ils sont de véritables personnes, Edouard Louis ne le cache pas.

Finalement, dans ce roman touchant, cru-trash et qui nous immerge dans ce milieu social d'une classe oubliée, l'histoire des « personnages secondaires » reste floue, comme taillée dans un seul bloc, qui ne permet qu'une vision négative, et des interrogations en suspens.
En tant que lectrice, j'aurai aimé que les contradictions soient plus creusées, pour permettre peut-être plus de compréhension, et amener à ce recul que l'écriture (surtout si l'on écrit un roman sociologique) devrait permettre d'atteindre. Il est sans doute encore un peu tôt pour ça, et j'attends, quant à moi, le prochain roman d'Edouard Louis avec intérêt.

07/02/2014

Réédition d'Italo Calvino

((Article paru sur le site de Paulette, en février 2014.))




Italo Calvino, cet auteur italien du XX eme siècle, connu notamment pour ses contes philosophiques tel Le baron perché ou ses aventures poétiques d'un quotidien banal dans Marcovaldo, avait depuis quelques années mystérieusement disparu des rayons des librairies, tandis que ses œuvres se vendaient à des prix de plus en plus élevés dans le coin des occasions.

Tout le milieu littéraire s'interrogeait, les professeurs qui le prescrivent dans leur programme se questionnaient, et les amateurs de cette littérature singulière voyaient s'épuiser les ouvrages, impuissants.
Finalement, le jour s'est fait dans cette histoire : une mésentente avait éclaté entre les héritiers de l'auteur et l'agent de la maison d'édition Seuil qui gérait l'œuvre. Problème de traduction, sur lequel aucune des deux parties ne s'est trop étendue, et c'est Gallimard qui a fini par reprendre le contrat, au printemps 2012, avant de rééditer tout d'abord la trilogie Nos ancêtres qui comprend Le vicomte pourfendu, Le baron perché et Le chevalier inexistant, œuvres à la frontière entre le roman et la fable, où se mêlent philosophie, initiation, humour et regard critique sur le monde.
Ce n'est pas un hasard si Gallimard, qui a prévu de rééditer l'ensemble du travail de Calvino, a commencé par cette trilogie: ce sont en effet trois livres très personnels mais qui conviennent particulièrement à la découverte de l'auteur, dont l'écriture et la structure des romans évoluera beaucoup au fil des années.

Il faut préciser qu'Italo Calvino, écrivain engagé qui a produit des nouvelles, des romans, des essais, qui fut journaliste, critique et même traducteur reste perçu par le public français comme un auteur fantaisiste, membre de l'Oulipo (OUVroir de LITTérature POtentielle, Queyneau et Perec en ont fait partie également) mais dont on ne mesure peut-être pas la force d'engagement et l'immense créativité littéraire.
Pour exemple, son premier roman, Le sentier des nids d'araignées sorti en 1947 (il est alors âgé de 24 ans), traite à travers les yeux d'un garçon de dix ans, de son expérience de la résistance italienne. Pus tard, il introduira des éléments fantastiques dans ses livres pour aborder de manière décalée et nuancée des problèmes très réalistes qui traitent tous de la difficile condition humaine, comme dans Le vicomte pourfendu, histoire d'un soldat qu'un boulet de canon a séparé en deux parties devenues indépendantes, l'une bonne et l'autre mauvaise, et dont on suit les évolutions dans le monde.

Gallimard a donc fait le choix de publier progressivement la vingtaine d'ouvrages prévue, afin de laisser le temps au public de s'approprier d'avantage l'auteur et de le redécouvrir petit à petit, à travers ses multiples facettes. Pour cela, l'ensemble de la réédition s'étalera jusqu'en 2018, et l'on parle depuis un moment déjà de sa potentielle entrée dans la Pléiade. C'est par ailleurs le traducteur Martin Rueff qui est chargé de retraduire l'œuvre, et ce courant 2014. On remarquera les couvertures des livres, illustrées d'œuvres très graphiques, sans doute une façon de situer l'auteur dans un milieu culturel moderne.

C'est donc un livre papier et un livre numérique pour chaque œuvre qui sortiront, dans une version homothétique, c'est à dire non enrichie, ce qui est un peu dommage car le travail de Calvino se prêterait particulièrement bien à des innovations numériques tant il a joué, dans une partie de son œuvre, sur l'absence de chronologie linéaire, notamment dans Les villes invisibles ou Si par une nuit d'hiver un voyageur, livre étonnant qui trace un récit flou à travers dix débuts de romans dont aucun ne sera achevé.

Une frilosité de la parte de Gallimard ? Près de 30 ans après sa mort (en 1985), on peut aussi se dire que l'on n'a pas fini de découvrir Calvino, qui reste un auteur avant-gardiste, dont on ne cerne pas encore l'immense richesse d'innovation et le caractère excessivement moderne de l'œuvre, et peut-être n'est-on pas encore prêt à l'aborder dans toute sa complexité.
On espère cependant que cette réédition permettra de continuer à savourer cet écrivain, et qu'il va transmettre le goût de la littérature à des générations futures de lecteurs de plus en plus nombreux! 




12/01/2014

Neverdays - Alizé Meurisse

Cet article est paru dans le numéro 9 du webzine Feather, en ligne ici: click


Neverdays est le troisième roman de Alizé Meurisse et je n'en avais pas entendu parler avant. Comment ? Mais où étais-je et que faisais-je ? 


Alizé Meurisse par Raphaël Lugassy


C'est dans un magazine qui présentait son livre mi-août, pour la rentrée littéraire que j'ai finalement découvert ce phénomène littéraire et, après avoir fureté sur le net à la recherche de plus d'informations, je me suis plongée dans son univers. Neverdays est un livre pas trop épais à la couverture sombre, édité par Allia et mis en évidence dans le rayon rentrée litté de mon libraire. 

 

Alizé Meurisse a quitté Paris pour s'installer à Londres et elle n'est âgée que de 27 ans. Ses deux premiers romans, Pâle sang bleu (2007, Allia) et Roman à clefs (2010, Allia) avaient été remarqués par les critiques et, après avoir lu Neverdays, j'ai bien envie de me les procurer aussi, pour voir l'évolution durant ces six années et parce que l'univers de cette artiste m'interpelle, tant sur le fond que sur la forme.
 Je dis artiste en appuyant fort sur ce mot, car Alizé Meurisse ne se contente pas d'écrire, elle est aussi photographe et peintre. On a pu voir quelques unes de ses peintures au Grand Palais (Paris), au mois de juin dernier.


 Au Grand Palais

Mais revenons à son dernier roman, Neverdays.
C'est l'histoire d'un type dont toutes les femmes rêvent: une star de cinéma qui ramasse les donzelles à la pelle et se fait un max d'argent en tournant des films à gros budget, tout ça parce qu'il a un sourire digne des meilleures pub Colgate.
Est-il heureux pour autant ? Bien sûr que non. Notre star ressent une forme de vague à l'âme, de trop-plein des rapports creux, et c'est dans cet état d'esprit qu'il va découvrir un moyen de devenir ponctuellement quelqu'un d'autre, grâce à un médicament qui permet de troquer son ADN pour un autre. Et notre star va se transformer en un type lambda comme vous et moi, qui bedonne et qui calvitie et qui a les jointures qui craquent.
Ah, devenir quelqu'un d'autre ! Au fond c'est tout ce qu'il demande, comme ça peut nous arriver à tous, brièvement, par période, ou carrément tout le temps. Mais si on peut s'arranger avec des petites tricheries de temps en temps, le héros de Neverdays, lui, va subir de plein fouet les conséquences de ses actes.


J'ai lu qu'on comparait le roman de Alizé Meurisse au Portrait de Dorian Gray, d'Oscar Wilde, et si pour ma part je n'aurai pas fait spontanément ce parallèle, il est vrai qu'on y retrouve un côté fantastique et conte initiatique entremêlés, tout comme dans le célèbre roman. Mais l'écriture est très différente, on trouve dans Neverdays une forme de sinuosité qui nous perd parfois, des morceaux de phrases en anglais, non traduites, des digressions par kilos. Et surtout il ne s'agit pas ici de rester jeune et beau, mais plutôt de retrouver une liberté et une simplicité que la célébrité ne permet plus, et dont le héros a besoin comme d'une drogue.

Alizé Meurisse nous amène à voir le monde à sa façon, avec dérision et cynisme, un côté No futur distillé dans ces digressions incessantes qui nous prennent à l'entrée du livre comme un fil doré tissé dans la narration, et qui ne nous lâche pas.
 Petite voix persistante qui dégaine ses vérités et ses réflexions sur les rapports homme-femme, le capitalisme, les genoux des éléphants, le dentifrice bon marché, bref la vie, on se demande où elle va chercher tout ça, et on a presque l'impression que le récit est un prétexte pour nous communiquer une foultitude d'autres choses, toutes les choses qu'Alizé Meurisse écrit dans ses carnets, les notes de tous les jours et l'observation qu'elle fait de la société qui l'entoure. On navigue entre ses phrases incisives et mordantes de réalité tout au long du roman. Et quand vient la fin on en veut encore.


Pour poursuivre l'aventure, il nous reste ses peintures, dans lesquelles elles mélange différentes techniques et matériaux, collages, bouts de phrases (morceaux des ses romans), et toujours ce style incendiaire, tout en légèreté dans son roman mais qui prend une dimension plus profonde dans ses oeuvres.


 Salomé, de Alizé Meurisse

 Ah!, de Alizé Meurisse

Si tu as encore une hésitation avant de te plonger dans l'univers de Alizé Meurisse, tu peux l'entendre causer et lire des morceaux de son livre ici.

Elle a aussi mis en ligne dernièrement (octobre) une petite vidéo avec ses mots tapés à la machine, un beau montage et une approche différente de son écriture, ça se passe ici.

Par ailleurs, et je te le dis par pure cancannerie, sache qu'elle réalise les pochettes d'albums d'un rockeur dont elle est l'amie, et qui est très très connu -ce qui donne aussi un éclairage différent à son dernier roman. Et pour ne pas trop faire ma rédactrice people, je vais te laisser chercher par toi-même quel est cet artiste particulier. Un indice: c'est l'ex-chanteur de The Libertines. Hééé oui.

Pour te tenir au courant de l'actualité de Alizé Meurisse, tu peux aussi te rendre sur son site, ici